
Exposé de François Rochaix - Exílios - 16/17 novembre 2018
Je suis très ému d’être parmi vous et de participer à ces journées de mémoire – j’aimerais même dire – de mémorisation de ce qui s’est passé au Portugal et dans ses anciennes colonies africaines, entre 1933 et 1974. Malgré la surabondance de nouvelles qui nous accablent quotidiennement, il est bon, il est nécessaire, de se souvenir aussi des événements dramatiques plus anciens ! Ils ont été vécus par plusieurs personnes qui en témoignent ici, ce qui donne l’occasion aux générations plus jeunes d’en prendre directement connaissance ! La longue lutte contre le régime fasciste d’Antonio de Oliveira Salazar a duré plus de quarante ans. Ce régime était suffisamment malin pour se faire accepter et même se faire « couvrir » par de nombreux pays occidentaux. Tout comme il a su « camoufler » sa terrible oppression de populations africaines, qui ont finalement compris qu’il fallait qu’elles prennent en main elles-mêmes leur destin et se révoltent. Cela m’émeut, car, pendant quelques années, j’ai été proche de ces événements, j’ai été solidaire – modestement et dans les limites de ma profession théâtrale.
Le métier d’homme de théâtre a cela de particulier qu’il nous implique très fortement politiquement quand nous le pratiquons de manière concernée, réfléchie, engagée, et d’autant plus quand nous racontons sur scène des histoires qui nous renvoient à la réalité contemporaine. Le théâtre alors, tout en étant un divertissement, devient un moyen de lutter, de dénoncer, un moyen même de révéler ce qui ne devrait en principe pas l’être ! Il peut alors devenir dérangeant !
Au début des années soixante, ici à Genève, nous étions quelques jeunes comédiens et comédiennes, passionnés par le théâtre, désireux d’en faire notre profession. Nous avions à peine vingt ans quand il nous fut proposé de monter nos premiers spectacles dans un théâtre tout neuf, de 300 places, qui s’appelait alors le Théâtre de la Maison des jeunes, au 5, Rue du Temple, et qui porte aujourd’hui le nom de Théâtre St Gervais. C’est là que nous avons fondé la troupe de l’Atelier Don Sapristi. Notre premier spectacle politique, qui ne passa pas inaperçu, était Grand’peur et misère du IIIe Reich de Brecht. C’était en 1964, donc à peine vingt ans après la fin de la deuxième guerre mondiale ! Dans cette pièce, nous racontions comment, dans les diverses classes de la population allemande, la montée du fascisme nazi avait eu lieu, plus ou moins insidieusement, pour aboutir à l’une des pires catastrophes de notre histoire.
Deux ans plus tard – notre théâtre s’appelait alors « Le Théâtre de l’Atelier », et la troupe était devenue professionnelle, c’est-à-dire que nous nous consacrions à plein temps, avec toute notre énergie, au théâtre – deux ans plus tard, nous découvrîmes le texte inédit d’un auteur allemand, Peter Weiss, qui nous interpela fortement, violemment même : Gesang vom lusitanischen Popanz – Chant du fantoche lusitanien.
Sept acteurs, numérotés par l’auteur de 1 à 7, devaient y jouer de nombreux personnages. En fait, il n’y avait pas de personnages, mais plutôt des moments de personnages. Le texte de Peter Weiss était un montage de documents : des fragments de discours de Salazar ; des commentaires des « petites gens », terrorisées par leur oppresseur ; des témoignages de noirs torturés ; des complaintes de femmes emprisonnées ; le témoignage d’une servante qui, travaillant 14 heures par jour, ne gagnait pas de quoi vivre ; des statistiques ; une ballade qui racontait la découverte de l’Afrique par Diogo Cão et le début de la traite des noirs ; le chant d’Ana, emprisonnée et torturée, qui perdait tous ses biens y compris l’enfant qu’elle portait ; la découverte de la ville de Nova Lisboa par un Africain qui sortait de la brousse ; la liste des entreprises d’exploitation de diamants : l’Anglo-American-Diamond Company, le groupe Oppenheimer, etc. ; la liste des exploiteurs de pétrole, de fer, de café ; le discours qui marquait le début de la lutte pour l’indépendance, le 15 mars 1961 ; des scènes de guerre, de bombardements au napalm ; une réunion du Pacte Atlantique, l’OTAN, qui soutenait militairement le Portugal contre les populations africaines ; le rapport très positif d’un ministre étranger qui avait visité l’Angola et le Mozambique et n’y avait vu que du progrès et du bonheur ; une scène dans la prison de Fort Peniche (Forte de Peniche)…
C’était un texte qui ne ressemblait à aucun autre texte dramatique. Je me souviens que, même si nous étions déconcertés et n’avions encore aucune idée comment cela se jouerait au théâtre, nous étions sous le choc ! Une forte émotion nous avait pris à la gorge. Et la toute première lecture collective produisit une immédiate prise de conscience. Mais, avant de décider de programmer la pièce, il nous fallait faire des recherches et vérifier ce qu’elle affirmait – car c’était trop grave, les accusations étaient trop violentes pour que nous puissions les croire sur parole !
Comme probablement la majorité des Suisses et des Genevois, nous ne savions pratiquement rien des horreurs qui avaient lieu au Portugal et dans ses provinces africaines ! Peut-être que la dictature de Franco en Espagne faisait écran et nous cachait ce qui se passait vraiment au Portugal. Il est vrai que nous avions accueilli, dans notre théâtre, un jeune chanteur-poète portugais, né en Angola et réfugié à Paris, Luis Cilia, qui avait donné un récital dénonçant la dictature qui
régnait dans son pays. Mais c’est la pièce de Peter Weiss qui nous en fit vraiment prendre toute la mesure d’une situation désastreuse, catastrophique.
Nous avons constaté que la presse quotidienne de Genève et de Lausanne ne s’intéressait pas tellement ni au Portugal ni à l’Angola, au Mozambique ou à la Guinée Bissau. En tout cas, nous n’avions rien lu dans notre presse locale de ce que dénonçait Peter Weiss. C’était troublant d’apprendre par une pièce de théâtre récemment écrite les horreurs qui avaient lieu dans un pays presque voisin du nôtre, et au moment même où elles avaient lieu ! Par la suite, nous avons pu observer que la presse suisse romande, après que notre spectacle ait été représenté, publiait beaucoup plus d’articles sur la dictature et le colonialisme du Portugal, qu’avant !
Notre travail de préparation commença par d’innombrables lectures que les comédiens se résumaient et se partageaient entre eux, lors de réunions. Je vous en cite quelques-uns comme exemples : Le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire ; L’Afrique noire est mal partie de René Dumont ; Lutte armée en Afrique de Gérard Chaliand ; Les Angolais de Robert Davezies ; et aussi les Bulletins d’Amnistie au Portugal. Nous avons organisé également des rencontres où nous invitions des personnalités concernées qui vivaient à Genève, ou y étaient de passage. Quand je jette un œil sur ce qui me reste des archives du spectacle, 50 ans après, je suis sidéré par l’incroyable documentation que nous avons alors accumulée pour nous préparer ! Et je n’oublie pas les contacts développés avec des Portugais et des Africains en exil à Genève – leurs témoignages étaient souvent plus forts que tout ce que nous pouvions lire dans les livres !
Les 3 et 4 février 1968, nous avons participé, à Lausanne, à une table ronde pour les libertés au Portugal, dont sont sortis une résolution générale et un appel au gouvernement portugais. A cette occasion nous avons pu nouer des relations précieuses avec des Portugais, des Angolais et d’autres Africains en lutte, qui nous confirmaient que la situation de nombreux prisonniers et prisonnières politiques s’était aggravée, qu’elle était dramatique, inacceptable, par exemple dans la prison de la forteresse de Peniche. Ou dans le camp de concentration de Tarrafal, rouvert en 1963 pour des « patriotes » angolais et guinéens, qui y souffraient et y mouraient. L’existence de ce camp était niée par le gouvernement portugais, et par conséquent aucune autorisation n’était donnée aux visiteurs qui savaient que leurs parents, amis ou connaissances s’y trouvaient – Dieu sait dans quelles conditions.
Nous avions des contacts avec les divers mouvements de libération : le MPLA d’Agostinho Neto et le FNLA de Holden Roberto, les deux mouvements d’indépendance angolais, qui étaient hélas en lutte l’un avec l’autre. Suivant l’exemple de Peter Weiss, nous avions décidé de ne pas prendre parti dans ce malheureux conflit. Des contacts furent aussi noués avec le FRELIMO (au Mozambique), avec le PAIGC (en Guinée Bissau) avec Amilcar Cabral – j’eus même une brève correspondance avec lui ! En tout cas, il prit le temps de répondre à mes questions !
Le poète Manuel Alegre, arrêté par la Police Politique de Défense de l’Etat (PIDE), mais qui avait réussi à s’enfuir du Portugal, écrivait des choses pertinentes, à l’époque : « Je crois que l’écrivain représente toujours un danger pour le fascisme : par son refus, à travers son silence, ou, davantage, par sa mise en accusation. » - « La chute de Salazar n’impliquerait pas seulement la libération du Portugal, ni même celle des colonies portugaises, mais annoncerait l’écroulement des régimes politiques en Afrique du Sud, en Rhodésie, etc. » Nous prenions connaissance de lettres venant des prisons, d’hommes et de femmes. J’avais été touché par une phrase de Sofia Ferreira, une prisonnière inconnue, que j’avais notée : « Même aux mains de nos pires ennemis, la conscience et l’honneur sont au-delà du danger de mort qui nous entoure. »
Riches de toutes ces informations, émus de tous ces témoignages, convaincus qu’il fallait monter Le Chant du fantoche lusitanien, nous avons passé à la phase suivante : la production et les répétitions du spectacle. Nous avions rédigé un texte qui formulait, séquence par séquence, ce que nous voulions raconter dans le spectacle et qui devait nous guider lors des répétitions. C’est ce que nous appelions « la fable ». En voici quelques exemples. Ils vous donnent une idée de ce que le spectacle racontait :
Les derniers préparatifs d’une fête patriotique. Des manifestants occupent les tréteaux et y installent une marionnette géante : un fantoche. Ils transforment ainsi la fête patriotique en fête politique…
Parodie de la vocation divine du fantoche, de l’obédience aveugle des militaires, et de la soumission des provinces féodales…
Au XVème siècle, découverte, conquête et exploitation d’un pays paisible et prospère par Diogo Cão, avec l’église complice…
Pour avoir refusé un ordre à un blanc, Ana est torturée, puis séquestrée, à l’insu des siens. Dans la misère commune, naissance de la solidarité…
Un noir fait la découverte brutale d’une ville moderne et renie sa couleur…
Chanson méchante sur 500 ans de mission civilisatrice infatigable…
Le Tango des colons insouciants…
Un ministre étranger et sa femme, devant un groupe de journalistes, se font les défenseurs de la présence portugaise en Afrique…
Parodie d’une réunion de l’OTAN sous forme de party, avec strip-tease et chanson…
Le fantoche n’est pas près de mourir : Fable grotesque de la rencontre profitable du renard argenté et du vautour galonné, commentée par un présentateur de cirque et sa bande de clowns…
La prison de Fort Peniche (Forte de Peniche) où des détenus ont une hallucination collective : ils rêvent de renverser le fantoche…
Le scénographe de Jean-Claude Maret proposait un dispositif étonnant : L’estrade d’une fête populaire était posée devant le mur en briques du temple de St Gervais. C’est là qu’aurait lieu un spectacle de théâtre de rue, sorte de happening, qui dénonçait le fascisme portugais et les pays occidentaux qui le soutenaient. Le public venait de passer devant le vrai Temple de St Gervais ; en entrant dans le théâtre, il se retrouvait à nouveau devant le mur en briques du même Temple de St Gervais, mais de fiction, et assistait à un meeting - de fiction ! À la place du pupitre pour le discours, les manifestants montaient rapidement une énorme marionnette brinquebalante, toute faite de pièces de fer et de métal, qui représentait Salazar et la dictature.
Les trois musiciens engagés pour la fête populaire se joignaient alors au spectacle autour du fantoche. Guy Bovet était le compositeur. Le peuple africain chantait sur des rythmes inspirés par la musique africaine ; les Africains qui, prenant conscience, entraient dans la lutte, chantaient sur des rythmes inspirés du jazz ; la musique de Salazar et des colons parodiait un opéra grandiloquent. La musique avait cela d’original qu’elle racontait aussi ce qui se passait par les divers styles musicaux. Nous avions donné d’ailleurs à notre spectacle le sous-titre de « Comédie musicale politique ».
La première du spectacle eut lieu le 26 avril 1968. Une semaine plus tard éclataient les manifestations de mai 68, à Paris et ailleurs ! Étonnante coïncidence : justement, notre spectacle se présentait sous la forme d’une manif’ ! Nous avions invité Jean-Paul Sartre à la première, et il nous avait promis de venir. Mais quelques jours avant, il nous écrivait en s’excusant. Il lui était impossible de quitter Paris alors que des événements très « étranges » (écrivait-il) s’y préparaient !
Par un hasard étrange lui aussi, dans ma mémoire, le spectacle du « Fantoche » se mêle complètement au souvenir des festivités et des luttes de mai 68 ! Toujours est-il que la salle était complète tous les soirs – ce qui n’était pas évident à un moment où l’actualité se déroulait surtout dans la rue, à Genève aussi !
Le public était divisé : il y avait ceux qui étaient acquis à la cause et heureux qu’un spectacle la défende. Il y en avait d’autres qui – comme nous avant de découvrir la pièce – ne savaient encore presque rien de précis à propos du régime fasciste du dictateur portugais, ni de son colonialisme violent. C’était la majorité. Elle découvrait ! Je me rappelle que nous avons reçu des lettres et des cartes, où des spectateurs nous annonçaient qu’après avoir vu le spectacle ils avaient annulé leurs vacances au Portugal !
D’autres bien sûr nous reprochaient de faire de la politique au lieu de faire du théâtre. Nous devenions, à leurs yeux, plus que jamais, des gauchistes ou des communistes ! Ces mêmes ont été troublés, quelques semaines plus tard, lorsque, après le 20 août 68, où les troupes du Pacte de Varsovie envahirent la Tchécoslovaquie, nous avons organisé une marche devant l’ambassade russe et y avons déposé une protestation. Et nous avons aussi repris Garden-Party, une pièce de Vaclav Havel, en solidarité pour les Tchécoslovaques et pour lui !
Mais revenons au Fantoche ! Le 17 août, le Diário de Noticias, un quotidien de Lisbonne, publia un long article qui dénonçait le fait qu’un théâtre subventionné de Genève ait monté un spectacle diffamateur. Je vous en lis le titre – excusez ma prononciation : Chocante ! Um facto indesculpável no país da neutralidade. Na Suiça, com a complacência e a subvenção das autoridades do cantão de Genebra, representa-se uma peça que é um insulto a Portugal… Queremos acreditar que, na Suiça dos lagos e dos relógios…” signé par un groupe de Portugais de Genève. La Tribune de Genève publia l’article entier en traduction française. Le rédacteur en chef, Georges-Henri Martin, dans son éditorial, présenta les comédiens qui jouaient le Fantoche comme des défenseurs de la liberté – et l’on ne peut pas soupçonner la Tribune d’être un journal de gauche ! La conseillère administrative genevoise, responsable de la culture, fut violemment prise à parti, lors d’un repas, par le consul portugais. Elle ne me pardonna jamais cet incident diplomatique ! Il y eut, en plus, une protestation diplomatique du Portugal contre la Suisse !
Tous les jeudis soir, il y avait un débat au foyer : plusieurs centaines de personnes y participaient chaque semaine. Des exilés portugais prenaient souvent la parole et témoignaient en dénonçant très directement le régime de leur pays. Alors, parfois, une voix s’élevait du public : « Attention ! Soyez prudents ! Il y a parmi nous, ce soir, plusieurs agents de la PIDE ! » Et tout le monde scrutait l’assemblée pour essayer de repérer qui étaient ces agents en civil, et où ils étaient !
Le 30 mai, au début du spectacle, nous avions posé sur la scène un petit transistor, qui permettait au public d’écouter le bref discours du général de Gaulle, cinq minutes, où il annonçait qu’il n’y aurait pas le référendum promis une semaine plus tôt. Pour le public, le fantoche devint de Gaulle – pour un soir ! Les conseillers administratifs genevois, responsables de la culture et de la jeunesse, s’énervèrent.
Un matin, la censure nous vint du Conseil administratif ! Nous devions annuler immédiatement les représentations. Mais vers 17h, cet ordre fut annulé : « Jouez comme prévu, c’était une erreur de notre Conseiller ! » C’est ce que nous communiqua un secrétaire ! En effet, pendant toute la journée, des manifestations estudiantines se préparaient pour le soir, au cas où le spectacle était interdit !
Un matin, plusieurs gros paquets furent déposés devant les bureaux du Théâtre. L’un était adressé à Peter Weiss, l’autre à Guy Bovet, un troisième à Jean-Claude Maret, un dernier enfin à moi. Sous l’œil inquiet des nettoyeuses (portugaises !), nous avons ouvert soigneusement, doucement, prudemment, des cartons remplis de paille : des statuettes pornographiques diverses apparurent. Dans les lettres qui les accompagnaient, il était dit que ces statuettes devaient nous aider à régler nos problèmes personnels tels qu’ils apparaissent dans notre spectacle !
Un dimanche, j’ai retrouvé ma 2CV avec ses quatre pneus crevés et remplie d’ordures jusqu’au plafond ! C’était très désagréable à nettoyer, mais je dois avouer que j’étais fier de ce que notre spectacle était capable de provoquer ! Il faut se rappeler que nous avions alors vingt-cinq ans !
En automne, nous nous apprêtions à reprendre le spectacle à Genève, en Suisse romande, en Belgique et en Italie. Le 17 septembre on pouvait lire dans la presse : « Le Dr Salazar est entré dans un état comateux et a dû être placé sous une tente à oxygène… »
Il y eut alors de fortes tentatives, à Genève, d’empêcher la reprise de notre spectacle. L’argument de nos politiciens, c’était : un dictateur mourant est un homme, on ne peut pas le traiter comme un fantoche. Évidemment, nous n’avons pas cédé aux nombreuses tentatives de pression qui nous poussaient à l’autocensure. La pièce de Peter Weiss attaquait un système plus qu’un homme, la mort de Salazar et son remplacement par Caetano ne changeait rien dans l’immédiat. Notre dénonciation gardait donc toute son actualité !
En Belgique, le gouvernement avait ordonné d’interdire le spectacle si Salazar mourait. Des manifestations estudiantines se préparaient tous les jours au cas où cela arriverait. À Bruxelles, à l’Université Libre, où le spectacle devait se jouer, il fut finalement interdit. L’Université fut alors occupée par les étudiants, notre décor y fut monté, et nous avons donné les trois représentations programmées (dans l’Université occupée !) ; à la fin du débat qui suivait la dernière représentation, le public se déplaça vers l’ambassade portugaise, et une manifestation spontanée eut lieu là-bas. Des policiers furent blessés. Un article avec photo rendit compte de l’événement dans le journal belge Le Soir. Tout le monde devait donc être au courant à Genève ! J’étais sûr que cela allait nous créer de gros ennuis ! À notre retour en Suisse, à ma grande surprise, personne n’en parla, personne ne dit jamais un mot de cet épisode ! C’était tabou ! Je pense que nos autorités politiques avaient peur des remous que créerait tout nouvel épisode public autour du Fantoche !
Deux ans plus tard – sans aucune aide financière des autorités genevoises ou suisses – notre Chant du Fantoche lusitanien a été repris une fois encore pour une grande tournée en Algérie. La lutte pour l’autonomie des provinces portugaises en Afrique battait son plein, et nous avons pu rencontrer à nouveau des représentants des divers mouvements de libération. Nous avons aussi découvert que le disque de notre spectacle passait très souvent à Radio Portugal Libre !
Mai 68 et la lutte à laquelle a participé Le Chant du fantoche lusitanien, je les ai vécus comme une extraordinaire dialectique entre le théâtre, la vie, ses combats, entre l’art et l’engagement politique. Ma profession y a gagné quelque chose d’essentiel, une qualité de « combat jubilatoire », une plus forte raison de faire du théâtre ! Cela a été une aventure politique et de solidarité marquante, que je n’ai jamais oubliée, qui a toujours été en moi comme un rappel de ce que le théâtre peut être, peut faire et doit faire. Mais je n’oubliais pas les vrais enjeux politiques, historiques, dramatiques, tragiques qui n’étaient pas du théâtre. Je n’oublie pas non plus que, pour l’Angola, la Guinée Bissau, le Mozambique la période postcoloniale, même cinquante ans après, n’a pas été et n’est toujours pas facile.
Pour terminer, j’aimerais vous citer les noms des quelques personnes déterminantes dans la troupe du Théâtre de l’Atelier, qui ont participé à l’aventure du Chant du Fantoche lusitanien, cette grande et belle aventure collective : Nicole Rouan, Claire Dominique et Dominique Catton, hélas tous trois décédés, et aussi Laurence Montandon, Armen Godel, Patrick Lapp, Nicole Dié, Jean-Claude Maret et Guy Bovet. J’ajoute aussi Jacques Rufer, le directeur, alors, de la Maison des Jeunes, qui nous a toujours soutenus et défendus - envers et contre tout !
Je vous remercie de votre attention.
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