La révolution des Œillets, ou le paradigme de la désobéissance

La chute de la dictature au Portugal en 1974 va ouvrir une période de profonds bouleversements politiques, laissant espérer une issue socialiste révolutionnaire. Entretien avec Mario Tomé, ancien membre du Mouvement des Capitaines.

On connaît le 25 avril 1974 comme la date de la révolution des Œillets. Or, cette date est plutôt celle d’un coup d’État, qui a débouché sur un processus révolutionnaire. Toi qui l’as vécue, peux-tu nous en dire plus sur cette effusion révolutionnaire, connue comme le PREC (Processus révolutionnaire en cours), et qui s’achève avec l’adoption de la nouvelle constitution en 1976  ?

On peut dire que le processus révolutionnaire est un double mouvement de désobéissance. Au sein de l’armée, d’abord, et au sein de la population, par la suite. 

Le coup d’État contre le régime fasciste n’a pas été militaire à proprement dit. Il a été mené par le Mouvement des Capitaines, qui en amont du 25 avril ont débuté tout un mouvement de dépassement et de désagrégation – au sens léniniste – de l’armée, en s’attaquant à l’idée-même de hiérarchie. Il y a eu deux dimensions importantes dans la politisation des capitaines, l’une matérielle et corporative, l’autre idéologique. D’abord, les capitaines ne voulaient plus faire la guerre dans les colonies. Sur le terrain, la déroute était inévitable. D’autre part, il y avait l’usure. 

Idéologiquement, comme les gens ne voulaient pas aller à la guerre, ils étaient plus réceptifs aux idées anti-guerre. D’ailleurs, dès le début de la guerre et plus précisément deux ans après son début en 64, le mouvement antifasciste portugais s’est muté en mouvement contre la guerre coloniale. Les universitaires qui étaient envoyés à l’armée comme punition pour avoir participé aux grèves étudiantes ont eu un rôle majeur dans la politisation des forces armées. Le régime préparait ainsi sa propre déroute.

Nous, les révolutionnaires, avions conscience de jouer une sorte de rôle d’avant-garde. Nous ne voulions pas rester isolés à 200-300. De mon point de vue, une de nos décisions tactiques les plus intéressantes a été d’utiliser l’idée du prestige des forces armées comme leitmotiv, pour rallier à notre cause le plus grand nombre. 

Toutefois nous devions œuvrer à désarticuler la hiérarchie, et c’est ce qu’a fait le mouvement des Capitaines pour pouvoir arriver au coup d’État. L’opération militaire du 25 avril, dirigée et conçue par Otelo Saraiva de Carvalho, a été uniquement possible parce que les forces armées en tant que telles ont cessé d’exister. Quand tu vas attaquer le fascisme, tu attaques l’essence des forces armées et de la bourgeoisie, qui est la hiérarchie, c’est-à-dire les généraux, les colonels, tous ces gens : « Maintenant, vous ne commandez plus. C’est nous qui décidons. » 

Le 25 avril fut un mouvement de désobéissances, premièrement des capitaines face à la hiérarchie militaire, et ensuite de la population face aux forces armées. En effet, le peuple s’est révolté contre l’appel à rester chez soi en occupant massivement la rue, puis a désobéi aux orientations du MFA, lorsqu’il sentait qu’elles n’étaient pas en sa faveur.

Peux-tu nous expliquer quel rôle l’armée a joué, durant la période révolutionnaire ?

Les Forces armées ont permis que le peuple se libère et ont permis l’implantation d’un régime démocratique, à travers différents organes. Après le 25 avril, décision a été prise d’élargir le Mouvement des capitaines en y intégrant aussi ceux qui n’avaient pas conspiré et agit, et c’est là que naît le Mouvement des forces armées (MFA). Différentes entités, animées par différentes conceptions, ont joué différents rôles.

Le Conseil de la révolution, qui a fonctionné jusqu’en 82-83, moment où il devenu inutile, a fait des décrets décisifs, permis de maintenir les partis politiques, de former l’assemblée constituante etc. Ces organes se chargeaient de la structure, mais le contenu politique, l’armée ne s’en mêlait pas, malgré ce qu’a pu raconter la droite, qui disait que le MFA voulait le pouvoir. Ce qui est faux, s’il l’avait voulu, il l’aurait eu.

Juste après le 25 avril, la Junta da Salvação a été mise en place pour maintenir une certaine continuité gouvernementale, composée de vieux généraux dont Spinola et Costa Gomes. Cela a été selon moi une des erreurs du MFA, qui par ailleurs était relativement compromis dans l’idée que la révolution populaire, c’est bien, du moment qu’elle est canalisée. Pour assurer l’ordre, si l’on veut, le COPCON a été créé. Sauf qu’en mettant Otelo Saraiva de Carvalho à sa tête, au lieu d’être un organe d’intervention contre le mouvement populaire, le COPCON et ses unités ont finalement servi de soutien – relatif, comme toujours – à la population : pour les occupations, contre les expulsions, dans les usines, etc.

Mais ces divisions militaires qui étaient révolutionnaires étaient en minorité ?

Oui, mais les soldats obéissaient, c’est le propre des militaires. Sans hiérarchie ils se sentent mal. À cette période il y avait la hiérarchie du MFA, qui était, disons, relativement complaisante avec les unités les plus liées aux mouvements sociaux. Mais celles-ci étaient toujours pointées du doigt. Effectivement on n’avait aucune discipline, on était au service du peuple, de la démocratie, dans une société en mouvement. 

Le peuple dans la rue nous a donné la grande et unique leçon de tout ça : nous devons nous mêler de ce qui éthiquement nous appartient et qui nous est extorqué par le capital, pour nous l’approprier. Et puis ce sont les mouvements sociaux qui déterminent le législatif dans un régime démocratique. Les occupations de terres, par exemple : elles vont donner lieu à la réforme agraire, en imposant ce thème dans la Constituante de 75. 

Les éléments les plus positifs et les plus évolués de cette constitution, sont systématiquement le fruit des luttes populaires. Les composantes les plus à droite de la Constituante étaient obligées de céder sur certains points, car le peuple était dans la rue. Le peuple a permis la création d’une des Constitution les plus avancées au monde ; elle a malheureusement subi de péjorations. 

Dans un contexte politique pourtant très tendu, le peuple continue de s’engager dans les luttes syndicales, agraires, de quartier. Comment expliques-tu que le peuple passe d’un état d’inactivité et de soutien à la dictature, à des aspirations et des engagements révolutionnaires ?

Le peuple a, comme élément constitutif de son ADN, de se conformer à des références, disons, éthiques. Et Salazar en était une. Mais quand une brèche s’ouvre, ce que le peuple a au fond de lui, explose, et on va de l’avant. À la Lisnave, de « simples » ouvriers sont devenus des dirigeants. Ce n’est pas de l’opportunisme, le qualifier de la sorte serait ne pas comprendre ce qui se joue. La conscience, pendant les périodes révolutionnaires, fait des bonds étonnants. Les gens se sentent une force, une capacité. En règle générale, le peuple n’est pas un groupement de révolutionnaires qui luttent ; il demanderait presque qu’on lui fasse les choses à sa place. Or, pendant un mouvement révolutionnaire, on ne demande pas, on exige.

Le processus révolutionnaire a été caractérisé par le fait qu’il se reposait beaucoup sur ce qu’on peut appeler le « parapluie du MFA ». Il n’y a pas eu de réelle confrontation entre le mouvement populaire et les forces qui structuraient le pouvoir de l’État. Bien que ce fut un pouvoir plus démocratique, ça restait l’État. Il y avait l’idée que lorsqu’il y avait des occupations, des initiative autonomes ou syndicales de travailleurs agricoles, le MFA – notamment via le COPCON – allait non pas réprimer ou freiner le mouvement, mais le soutenir. 

Le spectre du double pouvoir, c’est-à-dire la coexistence du pouvoir de l’État et du pouvoir du peuple, a pourtant toujours hanté le MFA. Dans une volonté de canaliser le pouvoir populaire, en juillet 75, le MFA, le PCP et le PS ont adopté l’« Alliance Peuple–MFA », qui mettrait en place une forme d’organisation démocratique, où le peuple s’organiserait en lien avec les unités militaires, un peu à l’image des Conseils de la révolution à Cuba. Le MFA suivait, car cela aidait à freiner le mouvement révolutionnaire. Ceci, conjugué à l’élan des nationalisations, donne le sentiment à la direction du MFA d’être dépassée. 

Le MFA commence à se déliter, à l’été 75, durant ce qu’on appelle l’Été chaud, avec d’un côté les secteurs liés au PCP et aux révolutionnaires, et de l’autre, ceux liés au PS et même certains secteurs du PSD (Parti de la famille de la démocratie chrétienne, centre droite d’obédience libérale). À ce moment, les forces de droite, PS inclus, commencent à prendre de l’ampleur [le PS a été le grand parti vainqueur des élections liées à la Constituante, devant le PSD – ndr]. C’est là que naît le mouvement des Neuf. En opposition à leurs idées, avec des révolutionnaires du COPCON entre autres, nous avons publié un document qui présentait des lignes pour le renforcement du mouvement populaire, autonome, en claire démarcation avec les stratégies soviétique et nord-américaine. 

Personne n’en parle, mais autour de ces idées, et sans le soutien d’aucun grand parti, nous avons réussi à faire peut-être la plus grande manifestation du PREC le 20 août 1975. Je me demande encore aujourd’hui, comment est-ce que nous avons réussi à mobiliser autant de gens. Le PCP y était complètement opposé, et pourtant il y’avait plein de militant·e·s du PCP, venu·e·s notamment de l’Alentejo. Je pense que cela démontre que quand on touche les gens, ils se mobilisent indépendamment des appareils partisans. 

Les idées révolutionnaires étaient un facteur de mobilisation très important, comme le prouve la manifestation du 20 août, mais le mouvement se vidait. Le processus révolutionnaire s’était enfermé dans dépendance vis-à-vis du MFA et ce dernier en raison des différentes divisions qui le traversaient ne pouvait plus jouer son rôle de « parapluie » comme je l’appelle, c’est-à-dire, de soutien et de référence. 

En 76, Otelo se présente aux présidentielles et obtient un score de plus de 16 %. Jamais en Europe une force dite révolutionnaire n’a récolté autant de votes. Nous en tant qu’UDP, nous avons vu dans ce score un sursaut révolutionnaire et nous avons lancé l’idée d’un nouveau 25 avril, cette fois-ci réellement populaire. Mais, c’était une illusion complète. Nous avons uniquement récolté les voix de celles et ceux qui ne sont pas remis du 25 novembre 1975. Nous imaginions que ce résultat signifiait que nous avions le soutien du peuple, et cette illusion a conduit à une ligne d’intervention dans la société qui est devenue sectaire. 

Nous voulions des choses dont le peuple ne voulait plus, pour lesquelles il n’était plus disponible, c’était malheureusement passé. Ces positions ont juste fini d’achever ce qui pouvait encore être accompli.

Propos recueillis par l’association A25A

Paru dans le n° 400 de solidaritéS

25 de Abril, sempre ?

Depuis sa révolution en 1974, le Portugal était resté l’un des derniers pays en Europe sans parti d’extrême droite établi. Mais la candidature d’André Ventura, figure du jeune parti Chega, est venue légitimer une idéologie fasciste réactualisée.

André Ventura avec Marine le Pen, janvier 2021

Un fascisme larvé

Si l’héritage salazariste et les idées fascistes n’étaient pas exposées au grand jour, ils continuaient en réalité d’exister et de s’alimenter sans qu’aucune entité ne parvienne à l’organiser. C’est dorénavant chose faite.

Pendant les deux dernières années, Ventura s’est répandu en propositions décomplexées. Entre autres, il a appelé à confiner de façon spécifique les Portugais de communautés tziganes, proposé de renvoyer la députée noire Joacine Katar Moreira « chez elle » et soutenu à deux reprises un gendarme candidat de son parti, accusé du meurtre d’un enfant tzigane. Le 8 janvier dernier, en débat présidentiel face à la candidate socialiste Ana Gomes sur la chaîne publique RTP3, le candidat de Chega disait : « Je suis pour la dictature des gens de bien. (…) Dans notre pays, il y a une partie des gens qui travaillent et une autre qui vit sur le dos des autres (…). Je ne serai pas le président de tous les Portugais (…). » Bien que Ventura n’ait comptabilisé que 11,93 % des voix, il a tout de même talonné la candidate du PS arrivée deuxième (12,96 %). 

La question coloniale réactualisée

La visibilité accrue de cette nouvelle extrême droite va de pair avec une série d’événements qui démontrent que les institutions portugaises n’ont pas résolu la question coloniale et raciale.

La récente affaire liée aux hommages faits à Marcelino da Mata, criminel de guerre le plus décoré de l’armée coloniale portugaise, est particulièrement parlante. Cet hommage a été voté par le Parlement et décrié par des associations, des partis de gauche et des militant·e·s antiracistes. Le débat qui s’en est suivi a débouché sur le dépôt, par l’extrême droite, d’une pétition lourde de 15 000 signatures supposées, demandant la déportation de Mamadou Ba, président de SOS Racismo. Si ce dernier a reçu un soutien large de la société civile, force est de constater qu’on ne prend pas assez la mesure de l’importance des luttes antiracistes dans un contexte de montée de l’extrême droite au Portugal.

Pourtant, si le coup d’État des capitaines a pu avoir lieu le 25 avril 1974, c’est bien parce qu’il se situait dans le prolongement des luttes décoloniales. Depuis 1961, des mouvements de libération africains luttaient contre la présence portugaise en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique. Chez les militaires portugais, le refus de continuer d’aller se battre participait d’une vision plus large soutenant l’idée d’indépendance des pays colonisés en lutte. Ainsi, suite à la révolution, l’État portugais a négocié l’indépendance de toutes ses colonies africaines entre 1974 et 1975. 

Ce processus ne s’est toutefois pas concrétisé dans un réel travail de mémoire du côté de l’ancien colonisateur. Le récit national des découvertes et d’un colonialisme bienveillant n’a jamais vraiment été remis en cause. Dans une ville truffée de monuments célébrant des « explorateurs », le premier monument de Lisbonne en hommage à des personnes soumises à l’esclavage a dû être proposé via un budget municipal participatif en 2017.

Faire vivre les Œillets

Le programme politique de la révolution se résumait, en 1974, en trois D : Démocratiser, Décoloniser, Développer. Dans un pays qui s’est pourtant démocratisé dans le sillon des luttes décoloniales, l’idéologie fasciste a persisté jusqu’à ce jour, où elle prend une forme particulièrement affirmée à l’extrême droite, mais s’incarne également de façon banalisée dans les institutions. 

Cette contradiction se répercute jusque dans le contexte de la diaspora portugaise. Les immigré·e·s portugais·es, victimes de xénophobie dans les pays où ils·elles s’installent, affichent souvent des positions politiques conservatrices. La figure du·de la « bon·ne immigré·e » portugais·e travailleur·euse et intégré·e est cependant une construction qui sert à justifier l’exploitation et le racisme vis-à-vis des autres immigré·e·s et leurs descendant·e·s, dont la condition d’exploité·e est remplacée par celle de fainéant·e ou criminel·le. Cette division au final dessert les intérêts de l’ensemble des travailleurs·euses, ce qui n’empêche pas une forte adhésion du corps électoral portugais en Suisse aux propositions conservatrices : aux dernières présidentielles, son taux d’abstention a été de 98 %, mais le candidat Ventura est tout de même arrivé deuxième.

Ce fort taux d’abstentionnisme et/ou de conservatisme ne peuvent toutefois pas résumer notre implication politique. Afin de ne pas se laisser piéger par la rhétorique de l’extrême droite dans les pays d’immigration et d’émigration, des initiatives existent qui gagneraient à être connues, notamment dans le milieu associatif. L’esprit du 25 avril est résolument d’actualité et il doit pouvoir être enrichi de l’histoire récente liée à l’immigration ouvrière, afin de faire revivre ses valeurs antifascistes, dans des luttes d’émancipation et de solidarité.

Marlene Carvalhosa Barbosa
Pedro Cerdeira

Article publié le 23 mai 2021, Solidarités.

https://solidarites.ch/journal/389-2/25-de-abril-sempre%E2%80%89/